Attaque à Annecy : comment juger ce qui semble fou ?

# La balle au bond - 2

6/16/20237 min read

Le fait d’actualité

Le 9 juin 2023, un homme de 31 ans a semé la terreur en attaquant au couteau des personnes qui se trouvaient dans un parc situé au bord du lac d’Annecy, faisant 6 blessés dont 4 très jeunes enfants.

Une habitante interrogée par la télévision déplore : « des fous, il y en a partout », le Ministère de l’intérieur déclare : 

« la folie est une excuse trop facile ».

La justice va passer mais comment fait-on pour juger ceux qui semblent avoir perdu la raison ?

Le regard des anciens

En droit romain, la folie excuse le fou.

S’il a commis son crime sans en avoir conscience, celui qu’on appelle le furious (celui qui a agi en état de fureur) n’a d’autre punition que sa propre folie « car la maladie qui frappe le fou est considéré comme une punition suffisante » (« Folie et droit romain », Sandrine Vallar).

Plus tard, le droit canonique enseigne à son tour que « l’auteur doit être moralement responsable de l’acte » et qu’en conséquence, l’on ne peut poursuivre ni les enfants dans l’âge le plus tendre, ni les impubères, ni les fous et les animaux.

Cette règle est consacrée par la coutume médiévale pour laquelle « les forcenés ne sont pas justiciés en la manière des autres parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font ».

Imprégné de cette tradition, le code pénal français de 1810 pose comme règle qu’ « il n’y a ni crime ni délit lorsque l’accusé était en état de démence au moment des faits » (article 64).

Il n’y a pas de crime parce qu’il n’y a pas de criminel et il n’y a pas de criminel parce qu’il n’y a pas la volonté et la conscience de tuer, ce que l’on appelle en droit l’élément moral.

Le regard moderne

Au cours du XIXème siècle, le regard de la société et de la justice vont changer sous l’influence de la psychiatrie moderne.

Les psychiatres étudient et différencient les troubles (comme la schizophrénie en 1911) et décrivent ceux qui en souffrent comme des malades qui gardent un fond de raison et que l’on peut guérir.

La barrière entre folie et raison n’est plus aussi tranchée.

En 1933, les sœurs papins (surnommées les arracheuses d’yeux) sont jugées responsables d’un crime qu’elles auraient accompli par vengeance alors que l’acte est barbare et semble bel et bien avoir été commis dans un élan de folie.

Aujourd’hui, notre code pénal fait la différence entre l’abolition ou l’altération du discernement (article L 222-1).

Si l’acte a été commis par une personne dont le discernement était aboli par un trouble psychique ou neuropsychique, cela signifie qu’elle n’a pas eu conscience de commettre un crime.

Elle est coupable mais elle n’est pas responsable et ne peut pas être condamnée.

Mais il est aussi possible qu’au moment des faits, le trouble psychique ait seulement altéré le discernement de l’accusé sans l’abolir ou, pour reprendre la formule du code pénal, qu’il ait entravé le contrôle de ses actes.

Dans ce cas, la peine encourue peut être réduite.

Le travail des experts psychiatriques

Les juges s’appuient sur l’avis d’experts psychiatre qui doivent déterminer l’état mental de l’accusé au moment des faits et faire une distinction entre altération, entrave et abolition.

Ces nuances augmentent la complexité de l’analyse et en pratique, on constate que les juges déresponsabilisent de moins en moins les auteurs de faits criminels.

Ils se montrent de plus en plus soucieux de protéger la société et de réparer la souffrance des familles qui ne comprennent pas l’absence de condamnation.

« Aujourd’hui, il devient indifférent que l’auteur d’un crime soit malade mental ou non puisque le critère déterminant devient celui de la protection de la société, par la réduction du risque de récidive, par l’enfermement ou le contrôle indéfini des mesures de sureté » (Irresponsabilité pénale, évolutions du concept, Yves Hémery).

« Plus on décèle de troubles psychiques, plus on va mettre une peine lourde » (Marc Renneville, le monde, 27 juin 2003).

Selon un rapport d’information du Sénat du 5 mai 2010 (n°434), « la proportion des personnes atteintes des troubles mentaux les plus graves : schizophrénie ou autres formes de psychose, pour lesquelles la peine n’a guère de sens pourrait être estimée à 10% de la population carcérale ».

Des exemples contemporains

Réclusion criminelle

Un homme qui avait, pendant 20 ans, fait croire à son entourage qu’il était médecin à l’OMS, a, le même jour, tué sa femme, ses deux enfants et ses deux parents mais laissé la vie sauve à sa maitresse.

Sauvé de sa tentative de suicide, il avait déclaré : « j’ai tué tous ceux que j’aime, mais je suis enfin moi ».

Les experts psychiatres ont parlé de « rage narcissique » et estimé qu’il n’était pas en état de démence au moment des faits, ni même atteint d’un trouble majeur et qu’il avait donc tué en toute conscience sans que son discernement soit aboli.

Il a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité (1996).

Peine allégée

Une jeune femme ayant abandonné son bébé de 15 mois à la marée montante, certains pensaient à un acte volontaire et prémédité car elle n’avait pas déclaré l’enfant à l’état civil et consulté les horaires des marées tandis qu’elle se disait ensorcelée.

Un des psychiatres entendu à la barre a déclaré que l’accusée « tient un discours délirant à tonalité persécutive, typique d’un délire chronique paranoïaque inspiré de la magie noire. Même sa préméditation est délirante. Au moment du passage à l’acte, elle attend un signe, - pleurs du bébé, lumière de la lune… - »

Pour autant l’abolition du discernement n’est pas retenue car selon les experts, l’accusée, très intelligente, avait conservé une infime part de sens critique.

Alors qu’elle encourait la réclusion à perpétuité, elle a été condamnée à 15 ans de prison. (2017)

Acquittement

Alors qu’il souffrait de troubles psychiques vraisemblablement aggravés par la prise de cannabis, un homme tue sa voisine, retraitée juive.

Il est déclaré coupable de meurtre aggravé d’antisémitisme mais non responsable sur le plan pénal car il a agi « sous l’emprise d’une bouffée délirante ayant aboli son discernement au moment des faits quand bien même ce trouble aurait été causé par une consommation régulière de produits stupéfiants ».

Cette décision a pu choquer.

Les insultes proférées à l’égard de la victime semblaient montrer que le meurtrier avait un mobile et que sa consommation de cannabis le rendait en partie responsable de son trouble.

Face à ces réactions, des psychiatres ont expliqué que la bouffée délirante peut s’accompagner d’insultes liées au délire et non à la pensée de celui qui les émet : « un crime peut être délirant et antisémite. Les délires s’abreuvent de l’actualité et de l’ambiance sociétale. Les témoignages portés à ma connaissance ne confirment pas l’existence d’un antisémitisme habituel qui se serait antérieurement manifesté de façon claire. Dans le bouleversement délirant, le simple préjugé ou la représentation banale se sont transformés en conviction absolue » (cité par l’avocate générale de la cour de cassation qui a rejeté le pourvoi formé par la famille de la victime).

S’agissant de la prise de cannabis, les experts étaient partagés.

L’un deux avait conclu à l‘altération du discernement au motif qu’« en dépit de la réalité indiscutable du trouble aliénant, l’abolition du discernement ne peut être retenue du fait de la prise consciente et volontaire régulière de cannabis en très grande quantité ».

Deux autres collèges d’expert ont, en revanche, conclu à l’abolition du discernement en estimant que « ce trouble psychotique bref a aboli son discernement car l’augmentation de la consommation de cannabis (très relative) s’est faite pour apaiser son angoisse et son insomnie, prodomes (symptômes avant-coureur) probables de son délire ce qui n’a fait qu’aggraver le processus psychotique déjà amorcé ».

De plus, la consommation de cannabis n’entrainant pas, en principe, d’abolition complète du discernement, on ne pouvait pas reprocher au meurtrier d’avoir sciemment cherché à atteindre l’état d’inconscience où il s’est trouvé et qui s’est avéré fatal.

La Cour d’appel de Paris a ordonné son hospitalisation psychiatrique avec mesure de sureté pour 20 ans (2019).

La figure de l’amok

Contrairement aux trois affaires citées en exemple, il y a des cas où l’on ne perçoit réellement aucune explication possible à la folie meurtrière de celui qui s’en prend soudainement et au hasard à des passants.

Ce phénomène semble avoir été décrit pour la première fois au XVIème siècle en Malaisie :

« L’amok voici ce que c’est : un malais, n’importe quel brave homme plein de douceur, est en train de boire paisiblement son breuvage, il est là, apathiquement assis, indifférent, sans énergie et soudain, il bondit, saisit son poignard et se précipite dans la rue, il court droit devant lui, sans avoir où, ce qui passe sur son chemin, homme ou animal, il l’abat. Les gens du village savent qu’aucune puissance au monde ne peut arrêter un amok » (Psychiatrie, De l’amok aux fusillades de masse, Ariel Eytan).

« Il prend dans sa main une dague et s’en allant par les places et les rues, il tue tous ceux qu’il rencontre, hommes, femmes ou enfants, il ne laisse aucun s’échapper » (Duarte Barberosa)

Plus tard, au XIXème siècle, on peut lire cette analyse sous la plume d’un administrateur colonial britannique : « De par mon expérience, je suis intimement persuadé que la cause de l’amok est, dans la plupart des cas, un état mental qui fait qu’à un moment donné, on n’ait plus envie de vivre. A ce moment-là, on peut dire que l’homme est sous l’emprise d’une certaine folie » (Hugh Clifford).

Celui qui rapporte ces extraits complète avec ces mots : « L’amok par lui-même est suicidaire. A partir du moment où l’on a commencé à tuer, surtout des êtres chers, des êtres proches, on sait bien qu’il n’y aura plus de retour en arrière, ni pardon, ni oubli » (L’amok dans la littérature, lettres de Malaisie).

Dans le dernier quart du XXème siècle, un parallèle est évoqué avec les fusillades de masse.

« Les meurtriers de masse partagent le plus souvent des caractéristiques identiques : isolement et retrait social dans la période qui précède le passage à l’acte, dépression, narcissisme pathologique, traits paranoïdes voire délire de persécution. Des travaux mettent en avant la motivation suicidaire, l’auteur désirant mourir ou être tué » (Psychiatrie, de l’amok aux fusillades de masse, Ariel Eytan).

Le 14 juin 2023, l’auteur de l’attaque au couteau d’Annecy a été transféré dans une unité psychiatrique.

Très agité pendant sa garde à vue, il aurait crié « Kill me ! Kill me ! » (Tuez-moi !)

Cécile Cuvier Rodière