La politique de l'amiable

# Comprendre la justice - 7

11/5/202313 min read

Le Ministre de la justice appelle à une « révolution culturelle » pour que les accords amiables deviennent la règle au lieu des procès

Comme en 1790, l’idée revient que la justice doit aussi et peut-être avant tout, favoriser les accords amiables, à rebours de notre culture du conflit.

L’histoire ancienne

Molière, juriste de formation, faisait dire à Scapin : « Monsieur, si vous m’en croyez, vous tâcherez par quelque voie d’accommoder l’affaire…n’allez point plaider, je vous prie et donnez tout pour vous sauver des mains de la justice… ».

Voltaire lui aussi semblait convaincu de la folie qu’il y a d’aller jusqu’au procès.

Il vantait les « faiseurs de paix » qui, en Hollande, invitaient les parties à négocier jusqu’à trouver un accord et « si leur folie est incurable, on leur permet de plaider, comme on abandonne au fer des chirurgiens des membres gangrenés : alors la justice fait sa main. » (Fragment d’une lettre sur un usage établi très utile en Hollande, Voltaire, 1739.)

Les révolutionnaires ont suivi.

Le 7 juillet 1790, un député déclare à la tribune de l’assemblée constituante :

« Rendre la justice n’est que la seconde dette de la société, empêcher les procès c’est la première. Il faut que la société dise aux parties : pour arriver au temple de la justice, passez par celui de la concorde ». (Louis Prugnon).

Pour cela, on instaure des « juges de paix », des juges non professionnels dont la mission est de concilier ceux qui s’opposent en faisant prévaloir «le bon sens et l’harmonie sociale » (La conciliation, la mal aimée des juges, Jacques Poumarède).

« La conciliation préalable obligatoire devant un bureau de paix avant toute saisine d’un tribunal était une idée force de la révolution judiciaire de 1790 » (Le modèle civiliste de la justice alternative, Morgane Reverchon-Billot).

Cela dura le temps de la révolution car après elle, la conciliation préalable obligatoire a été réduite, dans les faits, à une « formalité vide de sens » (Le modèle civiliste de la justice alternative, Morgane Reverchon-Billot).

Des juristes ont continué de la promouvoir en assurant qu’« exercée par des magistrats habiles, elle peut prévenir une foule de procès et d'inimitiés » (Dictionnaire Dalloz 1835) mais la plupart s’en sont détournés.

«Les avocats détestaient la conciliation qu'ils voyaient comme un détournement d'éventuels plaideurs » et les magistrats ne s'y intéressaient pas, leur fonction était « l'art de juger : une fonction régalienne, un imperium. La recherche laborieuse d'une transaction n'était pas à la hauteur de leur dignité » (La conciliation, la mal aimée des juges, Jacques Poumarède).

Il faut dire aussi que la conciliation était associée à la révolution et la révolution associée à une époque qui avait vu culminer « La haine des hommes de loi … de 1789 à brumaire an VIII », ce qui a contribué à creuser l'écart entre ces hommes de loi et le processus de la conciliation vécue comme une marque de défiance à leur égard (La part faite aux juges, Philippe Rémy, Pouvoirs 2003/4 n°107).

Le préliminaire de la conciliation obligatoire fut donc abandonné et il n’est resté que les procès et l’affrontement.

Désormais, celui qui prend l’initiative d’un procès en informe son adversaire et d’emblée, ce sont deux camps qui s’opposent en utilisant la loi à leur avantage.

C’est ainsi qu’au lieu de favoriser les accords amiables, la justice moderne s’est construite sur le conflit et que la société s’est judiciarisée.

La justice fondée sur le conflit et le droit

Pour mener la bataille, la parole est aux avocats, aux technicités du droit et à l’art d’accommoder la réalité pour les besoins de la cause selon les éléments de preuve dont on dispose.

« Les règles de procédure reposent sur l’idée d’adversité : la partie adverse est systématiquement dotée d’un point de vue juridique contraire » La conciliation comme enjeu dans la transformation du système judiciaire », Béatrice GORCHS)

« Trop de théâtre et pas assez de vérité dans l’arène judiciaire » regrette un magistrat (supra).

Mécaniquement, l’avocat cherche à s’appuyer sur les règles de droit les plus favorables à son client mais, comme le raconte un magistrat, ce système a ses limites :

« L’avocat d’une salariée venait de plaider... Excellent technicien du droit, il avait expliqué que la sanction était incontournable. : la salariée avait droit à une indemnité qui ne pouvait être inférieure à six mois de salaire. C’est alors que la salariée, en larmes, prit la parole : « Je me fous de savoir si mon employeur a respecté ou non les dispositions du code du travail, cela ne réparera pas la dépression où il m’a mise, en me harcelant pour me faire partir. C’est pour avoir cette réparation et retrouver ma dignité que je me suis adressée à la Justice. J’ai compris qu’un procès ne nait pas toujours en termes juridiques » La prescription de la médiation judiciaire », CNRS et université Lumière).

La justice négociée

Une autre justice est possible : une justice de la négociation qui permet d’échanger avec son adversaire et de trouver avec lui un accord qui réponde aux attentes de celui qui réclame justice tout en lui épargnant les dépenses en énergie, en temps et en argent qu’un procès implique.

La négociation a lieu avec la participation des personnes concernées sous l’égide d’un tiers qui va les conseiller, les encourager et les guider et qui peut être avocat, conciliateur de justice, juge ou médiateur, tous ces modes alternatifs de règlement amiable constitutifs de la "politique de l'amiable" mise en avant par le Ministère de la justice et désignés par l'acronyme "MARD".

Les accords négociés par les avocats

Pour éviter un procès ou y mettre fin, les avocats peuvent, à tout moment, (sauf en matière pénale), négocier entre eux un accord dans l’intérêt de leur client.

C’est le plus court chemin vers un règlement amiable, particulièrement adapté pour les litiges commerciaux que les entreprises ont intérêt à voir se terminer au plus vite, quitte à faire des compromis, pour rétablir une activité normale et éviter les aléas d’une procédure.

Cela a toujours existé et désormais, le processus peut être accompagné de la signature d’une convention de « procédure participative » par laquelle les parties s’engagent à rechercher un accord en commençant par définir les modalités pratiques de leur discussion : points de désaccord, calendrier (dates pour les échanges de pièces et d’arguments), durée.

Pendant ce temps, les délais pour agir en justice sont suspendus ce qui permet de négocier en sérénité (articles 2062 et suivants du code civil).

La conciliation

La France dispose d’un réseau de conciliateurs de justice bénévoles qui s’occupe de petits litiges ne justifiant pas l’intervention d’un avocat mais aussi de litiges commerciaux dont les enjeux peuvent être importants.

C’est dans ce cadre que les Tribunaux de commerce sélectionnent les dossiers qui leur paraissent susceptibles de donner lieu à une conciliation et convoquent les parties pour une tentative de conciliation.

La mission de ces conciliateurs, dont la fonction a été rétablie en 1975, est d’aider les parties à trouver un arrangement amiable.

A l’époque, ce retour de la conciliation avait provoqué des réticences de la part des juges qui, pour certains, y voyaient « une forme de dépossession » La conciliation, la mal aimée des juges », Jacques Poumarède) mais aujourd’hui, la conciliation est bien installée et une nouvelle étape est franchie.

A partir du 1er novembre 2023, les juges pourront en effet se transformer en juge du règlement amiable, une sorte de « super conciliateur » avec des pouvoirs de conciliation étendus puisqu’il pourra convoquer les personnes concernées par une procédure à une audience de règlement amiable (ARA), parler en direct avec elles et/ou leur avocat, leur expliquer les grands principes de droit applicables au litige et faire toutes les constatations nécessaires, y compris en se déplaçant sur les lieux (article 774-2 du Code de Procédure civile).

C’est une démarche très nouvelle car le juge pourra échanger séparément avec les avocats et/ou leurs clients.

Cet échange direct entre le juge et le justiciable sera sans doute déterminant.

Des expériences menées sur le terrain ont en effet montré que l’implication d’un juge, revêtu de l’autorité de sa fonction et de sa connaissance du dossier, favorise considérablement l’enclenchement d’un processus de règlement amiable (« La prescription de la médiation judiciaire », CNRS et de l’université Lumière).

Le fait que le juge explique les règles de droit applicables au litige pourra aussi servir de référence objective sans pour autant être trop contraignant car il est bien précisé que cela n’empêchera pas les parties de trouver un accord qui mène à une solution différente de celle qui aurait résulté de la stricte application de ces règles (circulaire du 17 octobre 2023, mise en œuvre de la politique publique de l’amiable).

La médiation

Contrairement au conciliateur de justice et au juge, le médiateur de justice, dont la fonction a été instaurée en 1995, n’a pas nécessairement de formation juridique.

C’est qu’en médiation, le droit n’est pas l’essentiel.

Son objet est plus large, c’est un « espace de sérénité » (conférence de l’amiable du 17 octobre 2023) où chacun doit laisser la place à la parole de l’autre pour « aborder l’entièreté du conflit aussi bien dans ses aspects économiques, relationnels, psychologiques, sociaux» Pour ou contre la médiation obligatoire ? » Fabrice Vert).

« Moi, plus je fais de médiation, moins je fais de droit, moins j’ai de vision juridique, technique du dossier… Je ne l’occulte pas, mais ce n’est plus ma priorité » explique ainsi un avocat devenu médiateur ( « La prescription de la médiation judiciaire », rapport de recherche CNRS).

Le rôle du médiateur est d’arriver à créer un dialogue et à faire preuve de persuasion par un « surcroît de perspicacité et d’autorité » pour amener des adversaires à passer d’une logique de confrontation à une logique de rapprochement Les chemins de l’amiable résolution des différends », Boris Barnabé).

« Pour le médiateur, la médiation est

un art » (Gérard Cornu, supra).

Dans le silence des textes, les médiateurs ont la liberté de leur méthode : « il y a des méthodes mais pas de recette » (Boris Barnabé), les pratiques sont hétérogènes et il est parfois difficile pour les justiciables de comprendre la position du médiateur, trop ou trop peu interventionniste.

C’est ainsi qu’une étude concluant au relatif échec des médiations familiales obligatoires pointe le fait que les personnes aient eu un « rapport ambivalent envers leur médiateur (qui sont souvent des médiatrices) auquel il est souvent reproché de ne pas être impartial, ou, même s’il ne peut pas trancher le conflit, de ne pas savoir faire entendre raison à l’autre conjoint. » L’échec relatif de la tentative de médiation familiale obligatoire », Pierre Januel, septembre 2023).

Parfois, comme le raconte cette juge, c’est au contraire un vrai succès :

« à l’issue des plaidoiries des avocats. J’ai emmené tout le monde autour de la table, j’ai fait venir le médiateur avec moi … C’était une très grosse entreprise de la région lyonnaise et un conflit de famille au sein de la direction. Et il y avait des centaines de salariés derrière… Je les ai amenés à trouver entre eux l’intérêt pour la médiation. Ils ont discuté pendant des heures … et passé un accord qui a mis fin à 5/6 procédures énormes …». La prescription de la médiation judiciaire », CNRS et université Lumière).

C’est « une forme de justice dans laquelle les parties s’engagent elles-mêmes, trouvent elles-mêmes la solution», « une façon quand même beaucoup plus intelligente et peut-être durable dans le temps de régler les conflits » (supra, témoignages de juges).

La solution n’est sans doute pas celle qui aurait été donnée par un juge mais une solution sur mesure, une solution qui parait équitable à toutes les personnes concernées.

Or, qui dit solution « équitable » dit « équité » et cette place laissée à l’équité ne va pas de soi. Elle suscite des critiques qui méritent de s’y arrêter.

Le droit ou l’équité

Qu’est-ce que l’équité ? c’est « une sorte de droit naturel », permettant de trouver une solution « bienveillante et indulgente mais aussi individualisée en fonction de la situation » (« Le principe d’équité », Paul Legatte).

C’est ce qui nous parait moralement juste dans une situation individuelle donnée.

« Parce que la médiation opère hors du champ juridique, on admet que les accords puissent régler les rapports entre les parties en faisant appel aux règles d'équité » (Du droit imposé au droit négocié, Jean-Pierre Bonafe-Schmitt).

Un exemple donné par une médiatrice l’illustre bien: une femme rejoint une amie dans son entreprise de restauration mais après une brouille d’ordre personnel, elle saisit la justice pour réclamer le paiement d’heures supplémentaires. Une médiation plus tard, elle renonce à sa réclamation en échange d’un arrangement qui lui permet de suivre une formation et de se réorienter comme elle le souhaitait.

« Françoise se retourna alors vers Roselyne : C‘est quand même bête de s’être fâchées comme ça. Je m’en veux maintenant de t’avoir réclamé des sous. » ( « La prescription de la médiation judiciaire », CNRS et université Lumière).

La solution semble convenir à tout le monde mais en même temps, Françoise a renoncé au paiement de ses heures supplémentaires.

L’équité a pris le pas sur le droit et c’est un véritable changement car jusque-là, l’équité n’était pas absente de la justice mais elle était placée sous la bonne garde des juges et de la loi.

Les juges ne pouvaient rendre une décision en équité qu’à la condition de le faire en s’appuyant sur une règle de droit, quitte à l’interpréter dans le sens d’une solution équitable.

« La véritable dimension de l’équité est certainement sa dimension sécrète. Ce qui est demandé au juge, c’est de prendre appui sur un texte … qui permettra d’ habiller l’équité de son nécessaire revêtement juridique » Adages du droit français », n°89, Henri Roland et Laurent Boyer).

Si l’équité devient un moyen de régler des litiges de manière amiable, directement entre les personnes concernées, cela se fera sans référence à un texte de loi précis.

Pour certains, c’est prendre le risque que des justiciables renoncent à leurs droits sans en avoir réellement conscience ou faute de pouvoir faire autrement pour échapper aux lenteurs, au coût et aux aléas de la justice.

« Ces critiques sont aussi le fait non seulement d'organisations syndicales ouvrières mais d'associations de consommateurs, de professionnels du droit qui se font les plus ardents défenseurs de la loi contre l'équité» (« Du droit imposé au droit négocié », Jean-Pierre Bonafe-Schmitt).

L’enjeu est d’autant plus grand que pour favoriser la médiation, on l’a rendue possible à toutes les étapes de la procédure, y compris en référé, en appel ou devant la Cour de cassation puisqu’en vertu d’un décret du 25 février 2022, la Cour de cassation a elle-même commencé d’ordonner des médiations.

Alors, « Faut-il revendiquer énergiquement et en toutes circonstances le respect strict de tous les droits ou décourager l’esprit d’affirmation de soi au profit d’un idéal harmonie sociale faite de concessions mutuelles ? » (Jacques Vérin, le règlement extra-judiciaire des litiges, cité par Béatrice Gorchs).

Le pari est de laisser le choix aux justiciables qui pourront toujours, s’ils le préfèrent, saisir un juge.

Obligatoire ou pas ?

Une question reste en suspens: savoir s’il faut, comme en 1790, rendre la tentative de règlement amiable obligatoire avant un procès.

Les tenants du « non » font valoir que l’on ne peut pas forcer à négocier quelqu’un qui n’est pas volontaire pour le faire.

Les tenants du « oui » répondent qu’il faut au moins faire l’effort d’essayer et qu’une première réunion peut faire changer d’avis une personne réticente et peut-être mal informée.

En pratique, certains litiges doivent déjà, depuis 2019, être obligatoirement précédés d’une tentative de conciliation, de médiation ou de procédure participative: les litiges tendant au paiement d’une somme inférieure ou égale à 5000 euros, un désaccord sur l’usage des lieux (plantations, élagage, bornage…), un trouble anormal de voisinage (article 750-1 du Code de procédure civile).

Pour aller plus loin dans l’obligation, certains proposent soit d’élever le seuil financier comme au Québec qui impose des médiations préalables obligatoires jusqu’à 15.000 dollars, soit de sanctionner ceux qui refuseraient de se rendre à une médiation judiciaire (par exemple, en les privant du remboursement de leurs frais d’avocat).

En tout état de cause, la dynamique est lancée avec les encouragements de l’Union Européenne (Directive 2008/52) et au-delà puisqu’en 2015, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que le fait d’obliger à une tentative préalable de règlement amiable poursuit « un but légitime qui est d’assurer des économies pour le service public et d’ouvrir la possibilité pour les parties de résoudre leur différend sans l’intervention des tribunaux » (Moncilovic/ Croatie, 26.03.15) (« Pour ou contre la médiation obligatoire », Fabrice Vert).

Il reste que ces modes de règlement amiable sont encore largement méconnus du grand public

C’est désormais le devoir des avocats de les faire connaitre à leurs clients et d’examiner la possibilité de résoudre les différends par le recours à des modes de règlement amiable (article 6-1 du Règlement Intérieur National) (« L’actualité législative de la conciliation », Béatrice GORCHS-GELZER).

Reste à savoir si les citoyens seront prêts pour des compromis et à quel stade car, s’il parait forcément préférable de transiger le plus tôt possible, l’expérience montre qu’il faut parfois du temps pour que les esprits s’apaisent et voient les avantages d’un accord après avoir épuisé leurs forces, leurs arguments et leur porte-monnaie… (conférence de l’amiable, 17 octobre 2023).

Cécile Cuvier-Rodière

Pour aller plus loin

Le coin des non-juristes

L’ordre public : les solutions en équité sont possibles sous réserve de respecter l’ordre public, constitué d’un ensemble de règles auxquelles il est impossible de déroger. Par exemple, une convention sur la garde d’un enfant mineur ne peut pas prévoir qu’un seul parent ait la charge de s’occuper de lui.

Le coût de la médiation ou de la conciliation: la médiation est payante car les médiateurs agissent à titre privé. Ce n’est pas le cas si l’accord est discuté dans le cadre d’une conciliation (puisque les conciliateurs sont bénévoles) ou d’une audience de règlement amiable (puisqu’elle est menée par un juge).

Le coin des juristes

La césure et le jugement partiel: les parties peuvent prendre ensemble des conclusions pour demander au juge de la mise en état de trancher une partie de leurs demandes. S’il y fait droit, le juge prononce une clôture partielle et rend un jugement partiel susceptible d’appel immédiat (nouvel article 807-1 du Code de procédure civile).

Par exemple, en matière de propriété intellectuelle, les parties peuvent demander au juge de trancher d’abord uniquement sur l’existence de la contrefaçon. Si le juge estime qu’il n’y a pas de contrefaçon, il n’est plus nécessaire de s’interroger sur la validité du titre prétendument contrefait. Si le juge juge la contrefaçon établie, ce jugement partiel peut servir de socle à une négociation entre les parties pour déterminer le montant des dommages et intérêts.