L'an vert de la justice

# Comprendre la justice - 8

5/5/202413 min read

Avant de commencer, quelques notions pour les non-juristes :

La personnalité juridique : traditionnellement, la différence entre les humains et les animaux est que seuls les humains ont la personnalité juridique. C’est-à-dire que seuls les humains ont des droits qu’ils peuvent défendre en justice.

C’est une notion abstraite qui peut se plier aux convenances du temps.

A Rome, les esclaves bien qu’hommes n’étaient pas des personnes aux yeux de la justice et du droit, ils n’avaient pas la personnalité juridique, ils ne pouvaient ni engager de procès, ni même être entendus comme témoins.

Aujourd’hui, comme on le verra, il est question de reconnaitre la personnalité juridique à des animaux ou à des espaces naturels comme en Espagne qui l’a accordée à une lagune d’eau salée ravagée par la prolifération des algues, la « Mar Menor » (Le Monde, 21 octobre 2022 "Accorder la personnalité juridique à un écosystème est possible").

La différence avec l’être humain est que les droits accordés à ces entités naturelles sont adaptés : il ne s’agit pas de leur accorder des droits comme le droit de propriété ou le droit au respect de la vie privée mais des droits nécessaires à leur existence et à leur perpétuation.

En pratique, il est pour l’instant question que ces droits soient exercés par des « gardiens », c’est-à-dire des êtres humaines choisis en fonction de certains critères (agriculteurs, scientifiques, citoyens…).

Le devoir de vigilance

En France, les grandes entreprises ont un devoir de vigilance qui les oblige à réfléchir par elle-même et par avance aux dangers qu’elles font courir à l’environnement

Ce devoir concerne également les dangers qu’elles font courir à la santé, à la sécurité des personnes et aux libertés fondamentales et s’étend en Union Européenne.

Le 24 avril 2024, le Parlement européen a adopté un texte imposant aux grandes entreprises d’identifier et remédier aux violations de droits humains et aux dommages environnementaux que leur production engendre partout dans le monde (Le Monde, 24 avril 2024, « Le parlement européen adopte la loi imposant un devoir de vigilance aux grandes entreprise»)

Ce vote complète une loi adoptée la veille interdisant l’entrée sur le marché européen des produits issus du travail forcé (Le monde, 23 avril 2024, "Les eurodéputés votent pour l"interdiction des produits issus du travail forcé").

La Cour de cassation et le Conseil d'Etat

La Cour de cassation et le Conseil d'Etat sont composés de juges qui contrôlent les décisions prises par les juges des juridictions inférieure et les corrigent s'ils estiment qu'ils ont mal appliqué la loi au cas qui leur était soumis. Leurs décisions sont des références pour les juristes et peuvent faire l'objet de communiqués lorsqu'elles portent sur des sujets pouvant intéresser un grand nombre de citoyens. Le Conseil d'Etat intervient lorsque l'Etat ou qu'une administration est en cause.

L'ATTENTION PORTÉEE A LA  PRESERVATION DE LA NATURE

Le droit protège la nature en prenant en considération les besoins des animaux et des lieux qui la composent, aux côtés des intérêts humains.

En 2006, une loi pose le principe de libre circulation des poissons.

En termes juridiques, cela s’appelle « le principe de continuité écologique des cours d’eau » : une continuité qui suppose de retirer ou d’aménager les obstacles que l’homme a installés sur la route naturelle des poissons : barrages, digues, retenues d’eau…

En 2022, près du Mont Saint Michel, deux ouvrages EDF ont été détruits pour rétablir la continuité écologique de la Sélune qui se jette dans la Manche et fait le lit des poissons migrants entre mer et rivière.

« Après plus d’un siècle d’absence, les poissons migrateurs, notamment le saumon atlantique et l’anguille européenne, deux espèces protégées, sont de retour dans la Sélune et ses affluents» (Le Monde, 10 décembre 2023, "En Normandie, le démantélement de barrages sur la Sélune a permis un retour de la biodiversité"). )

Parfois des aménagements suffisent, comme à Bayeux, où des affiches informent le public que la ville va installer des « passes à poissons » et des « rampes à anguilles » sur les écluses pour restaurer la continuité écologique des cours d’eau.

En 2012, la justice consacre la notion de préjudice écologique

Traditionnellement, la justice condamnait à réparer les dommages causés à des personnes ou à leurs biens.

En 2012, face aux énormes dégâts causés par le naufrage de l’Erika (30.000 tonnes de fioul, des milliers d’oiseaux tués), elle est allé plus loin en condamnant le dommage causé à la nature, bien que celle-ci n’appartienne à personne en particulier.

Ce dommage causé à la nature porte le nom de préjudice « écologique » qui englobe toutes les atteintes que l’on puisse porter à l’environnement « notamment, à l'air, l'atmosphère, l'eau, les sols, les terres, les paysages, les sites naturels, la biodiversité et l'interaction entre ces éléments» (Cour de cassation, 25 septembre 2012, 10-82938).

Depuis, cette décision de justice a été consacrée par la loi, disposant que « toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer » (article 1246 du code civil).

En 2023, les tortues marines et les requins sont élevés au rang de sujets de droit par les Iles Loyauté (Nouvelle-Calédonie)

Les tortues marines et les requins occupent une place à part en Nouvelle-Calédonie, ce sont des « animaux totems », des représentations des ancêtres qui « appartiennent au monde humain » (« notes sur les fonctions symboliques et rituelles de quelques animaux marins pour certains clans de Nouvelle-Calédonie », Isabelle Leblic, CNRS)

Désormais, ce sont aussi des sujets de droit, dotés d’une personnalité juridique qui leur permettra de revendiquer certains droits face à la justice comme le droit de vivre dans des conditions propres à leur espèce ou le droit de vivre tout court.

Ce sera à la justice de concilier les revendications humaines et les droits accordés à ces animaux au moment où la Ville de Nouméa met en place une politique d’abattage des requins (Le Monde, 7 juillet 2023, « Les droits des requins et des tortues pourront être défendus par des avocats dans la province calédonienne des iles loyauté »).

C’est une révolution juridique, rendue possible par l’autonomie de la Nouvelle-Calédonie en matière de droit de l’environnement.

C’est une révolution qu’un juriste américain, Christopher Stone, appelait de ses vœux dès les années 70 après qu’un tribunal ait rejeté l’action d’une association s’opposant à la construction d’une autoroute à six voies supposant d’abattre des rangées de séquoias californiens au milieu d’un parc naturel.

Si les arbres eux-mêmes avaient été reconnus comme ayant la personnalité juridique, ils auraient eu une chance de s’en sortir et M. Stone appelait alors à une prise de conscience :

« Tout au long de l’histoire juridique, chaque extension du droit à une nouvelle entité a été un peu impensable (…)

Ainsi la Cour suprême des Etats-Unis pouvait affirmer sans ciller que les afro-américains s’étaient vu refuser tout droit politique en tant que catégorie inférieure et subordonnée subjuguée par la race dominante…

En fait, tant que la chose privée de droit n’a pas reçu ses droits, nous ne pouvons la voir que comme une chose à notre usage (…) On sera réticent à donner des droits aux choses tant qu’on ne saura pas les voir et leur reconnaitre de la valeur pour elles-mêmes (…) Le lecteur aura deviné la raison de ce petit laïus sur l’impensable… je propose tout à fait sérieusement que l’on donne des droits aux forêts, aux océans, aux rivières et autres objets dits naturels» (Christopher Stone, « Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? »).

C’est une solution sur le plan juridique mais aussi sur le plan symbolique, une façon d’en « finir avec l’idée selon laquelle la nature ne serait qu’un ensemble d’objets inertes inutiles ».

En finir avec l’idée que l’on peut détruire la nature sans crainte alors que « la recherche scientifique internationale n’a cessé de démontrer que la Terre, comprise comme un tout, est un système organisé d’activités qui non seulement sont intimement reliées les unes aux autres mais encore profondément interdépendantes les unes des autres. Elle est, au sens le plus large du terme, un organisme. Les soi-disant règnes vivants et toutes les espèces animales et végétales dépendent les uns des autres pour survivre. L’humanité fait partie de ce tout» (Christopher Stone, « Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? »).

LE DURCISSEMENT DE LA LUTTE CONTRE LA POLLUTION

La prise de conscience des effets mortifères de la pollution a lentement mais implacablement fait apparaitre la nécessité de la combattre à la source.

En 2008, une loi pose le principe du pollueur-payeur

A Lyon, l’eau est polluée par des composés chimiques dangereux pour la santé humaine : des PFAS (prononcer Pifasse) utilisés pour la fabrication de toutes sortes d’objets de notre quotidien (cosmétiques, emballages, poêles antiadhésives, détergents, tissus imperméables…).

En mars 2024, la ville a saisi la justice pour qu’un Expert détermine si cette pollution vient bien de deux sociétés d’industrie chimique implantées sur son territoire : ARKEMA (issu de la branche chimie du groupe TOTAL) et DAIKIN (spécialisée dans les PFAS destinés à l’industrie automobile),

Il devrait être possible de le savoir car l’origine des PFAS est identifiable, comme avec des empreintes digitales (France Culture, Le temps du débat, 20 mars 2024, «Polluants éternels : comment faire face aux PFAS ? »).

Aux Etats-Unis, la société 3M (Scotch Brite, Post-it…) a dû verser 10 milliards de dollars pour éteindre des poursuites lancées contre elle par des milliers de réseaux publics fournissant de l’eau contaminée par des PFAS.

L’impunité prend fin.

Aux Etats-Unis, les autorités ont annoncé l’instauration de seuils limites de PFAS dans l’eau courante et l’obligation pour les fabricants des principaux PFAS et les industries qui les utilisent de payer pour le nettoyage des sites qu’ils ont contaminés, à hauteur de plusieurs milliards de dollars (Le Monde, 10 avril 2024 « Les Etats-Unis instaurent des seuils limites aux polluants éternels dans l’eau courante», RFI, 20 avril 2024 « Joe Biden donne des gages à son électorat écologiste »).

En France, la fixation de seuils est en cours pour servir de « fondement juridique solide aux actes coercitifs pris par l’administration » (Plan d’action ministériel sur les PFAS, janvier 2023) et le parlement débat d’une interdiction de certains produits contenant des PFAS (Le Monde 3 avril 2024, « Les PFAS doivent être gérés comme une classe chimique unique au nom de leur persistance et de leurs risques sur la santé », Le Monde 4 avril 2024 « Les députés votent une première interdiction des polluants éternels »)

En 2017, une loi oblige les grandes entreprises à s’auto-réguler

Prenant acte de l’impact que leur activité a sur le monde, cette loi française oblige les grandes entreprises à détecter par elles-mêmes les risques qu’elles font courir à l’environnement.

Pour cela, elles doivent établir un plan de vigilance identifiant risques et moyens d’action mis en place pour les prévenir et comme ce plan doit être rendu public, il peut être attaqué en justice par des associations de protection de l’environnement.

En 2023, 3 ONG ont ainsi traduit la société DANONE en justice pour non-respect du devoir de vigilance en matière de plastique.

Elles lui reprochent de ne pas chercher à se passer du plastique malgré les dégâts causés sur l’environnement et la santé par sa production, ses déchets et son recyclage.

Elles demandent que la société publie un nouveau plan de vigilance intégrant une sortie du plastique sous peine d’astreinte de 100.000 euros par jour de retard au-delà de 6 mois (Le Monde, 9 janvier 2023, « Pollution plastique : Danone assignée en justice pour non-respect de la loi sur le devoir de vigilance »).

Une étude récente confirme la responsabilité des multinationales, dont Coca-Cola, Nestlé et Danone, qui génèrent la moitié de la pollution plastique (Le Monde, 30 avril 2024, « Pollution plastique, le G7 appelle à réduire une production alarmante »).

En 2021, la société SHELL a été condamnée par la justice des Pays-Bas à réduire ses émissions de carbone de 45% à travers le monde, l’affaire est en appel (RFI, 2 avril 2024, « Aux Pays-Bas, Shell en appel après sa condamnation pour inaction climatique »).

En 2023, l’État de Californie a engagé des poursuites contre les « Big Oil », les géants de l’industrie pétrolière, gazière et charbonnière auxquels elle reproche d’avoir menti « en cachant le fait qu’ils savaient depuis longtemps que leurs produits pouvaient conduire à un réchauffement climatique significatif et dangereux » (extrait de la plainte, New York Times).

La Californie demande la création d’un fonds d’indemnisation qui serait financé par ces compagnies pour réparer les dégâts causés par les épisodes de sécheresse extrêmes dont elle est victime.

En 2023, l’Europe a connu un nombre record de jours où la chaleur ressentie a été « extrême » pour le corps humain, c’est-à-dire de jours où la température ressentie a dépassé l’équivalent de 46 ° (Le Monde, 22 avril 2024 « L’Europe a subi un record de jours de stress thermique extrême »).

Désormais, les grandes entreprises ne peuvent plus ignorer le risque judiciaire qu’elles encourent en participant à une activité dangereuse pour la santé humaine et/ou pour la planète.

L'OBLIGATION DE RESULTAT IMPOSÉE A L'ETAT

Pour les non-juristes :

Les juristes distinguent l’obligation de résultat et l’obligation de moyens.

L’obligation de résultat est beaucoup plus contraignante car elle oblige à atteindre un résultat tandis que l’obligation de moyens suppose seulement de mettre des moyens en œuvre pour essayer d’y parvenir.

Par exemple, l’obligation de l’employeur d’assurer la sécurité de ses salariés qui était une obligation de moyens est devenue une obligation de résultat. Cela signifie que l’employeur est responsable en cas d’atteinte causée à la sécurité d’un salarié, par exemple un salarié victime de harcèlement, sans pouvoir se défendre en démontrant qu’il avait mis des moyens en œuvre pour l’éviter.

En 2021, la justice enjoint à l’État français d’atteindre ses engagements pour la limitation des gaz à effet de serre

Les gaz à effet de serre (GES) permettent à la terre de conserver la chaleur du soleil à la manière d’une serre.

Présents naturellement dans l’atmosphère, ils ont permis la vie sur terre (sans eux, il ferait trop froid) mais l’activité humaine perturbe le phénomène car elle génère une trop grande quantité de GES: la chaleur retenue est trop importante, c’est le réchauffement climatique. Parmi les causes : le carbone issu des énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon) et la disparition des grandes forêts capables de capturer le carbone.

La France doit baisser ses émissions de 40 % d’ici 2030 et de 12% entre 2024 et 2028 et atteindre la neutralité carbone en 2050, c’est-à-dire ne pas émettre plus de GES qu’elle n’en absorbe.

Une décision de justice historique est due à l’action d’une commune

Se sentant particulièrement menacée par le dérèglement climatique, la commune de Grande Synthe a attaqué l’État en justice en lui reprochant de pas ne respecter pas ses objectifs de réduction d’émission de gaz à effet de serre.

Les juges lui ont donné raison.

Le 1er juillet 2021, le Conseil d’Etat a ordonné au Premier ministre de prendre avant le 31 mars 2022 toutes les mesures utiles pour infléchir la courbe et la rendre compatible avec l’objectif pris pour 2030 (Communiqué du Conseil d'Etat).

Un an plus tard, le Conseil d’État a vérifié si cela avait été correctement fait et a jugé que non car « les mesures prises ne permettent pas de garantir de façon suffisamment crédible que la trajectoire de réduction des émissions adoptée par le Gouvernement pourra être atteinte » (10 mai 2023 CE 467982).

En conséquence, il a ordonné au gouvernement de lui présenter de nouvelles mesures, au plus tard le 31 juin 2024.

C’est un nouveau droit qui s’installe : le droit d’être efficacement protégé contre les effets du dérèglement climatique.

Sur le même fondement, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a, le 9 avril 2024, condamné la Suisse pour inaction climatique.

C'est le résultat d'un procès engagé par une association de 2500 femmes, majoritairement âgées de plus de 70 ans, reprochant à leur pays de ne pas avoir pris de mesures suffisantes pour protéger ses citoyens des effets du dérèglement climatique (Le Monde, 9 avril 2024, « Condamnation pour inaction climatique : une première historique »).

C’est la solidarité entre les générations : les plus âgés se battent pour le droit des générations futures à vivre dans un environnement sain.

Dans sa décision, la Cour relève en particulier que la Suisse n’a fixé aucune limite nationale à l’émission de gaz à effet de serre et qu’elle n’a donc pas mis en place de politique cohérente pour contenir le réchauffement mondial à 1,5 °C comme le prévoit l’accord de Paris (entré en vigueur le 4 novembre 2016).

En 2023, l’État français est condamné pour son incapacité à garantir un air sain

Le 16 juin 2023, le Tribunal administratif de Paris a condamné l’État à verser 5000 euros à des parents dont les enfants avaient, en région parisienne, souffert d’épisodes de bronchiolites et d’otites à répétition coïncidant avec des épisodes de pollution.

L’État est sanctionné pour n’avoir pas été capable de faire respecter les normes sanitaires.

D’autres décisions, prises ailleurs dans le monde, prouve que la justice est prête à défendre le droit des générations futures à grandir dans un environnement sain.

Elle agit en écho à la mobilisation de la société, des chercheurs et des journalistes qui paient un lourd tribut à la recherche d’informations (Le Monde 3 mai 2024, « Environnement : plus de 70% des journalistes qui travaillent sur le sujet ont été menacés selon l’Unesco »).

Aller plus loin pour les juristes :

Compétence nationale de la cour d’appel de Paris en matière de vigilance.

Le Tribunal Judiciaire de Paris détient une compétence exclusive en cas de violation du devoir de vigilance.

En 2024, la Cour d’appel de Paris s’est dotée d’une chambre dédiée aux procès liés au devoir de vigilance et à la responsabilité écologique « pour être à la hauteur des nouveaux enjeux de prévention » (Le Monde du droit, 23 janvier 2024, discours du Premier Président de la Cour d'appel de Paris).

Le non-respect des règles environnementales, une nouvelle forme possible de concurrence déloyale

En 2023, la Cour de cassation a jugé que s’affranchir des règles de lutte contre le blanchiment des capitaux peut être considéré comme un acte de concurrence déloyale car ces règles ont un coût et s’en affranchir, peut constituer un avantage indu (Cass. 27 septembre 2023, 21.21995).

En conséquence, on peut penser que le fait de s’affranchir des règles environnementales pourrait aussi être considéré comme un acte de concurrence déloyale.

Cécile CUVIER-RODIERE