Les constitutions au cœur des batailles politiques
# La balle au bond - 4
1/17/20247 min read
Le 2 janvier 2024, M. Trump a saisi la Cour suprême des Etats-Unis pour lui demander d’annuler l’ordre donné par la Cour suprême du Colorado de retirer son nom des bulletins de vote de la primaire républicaine.
Pour la cour suprême du Colorado et alors qu’il avait prêté serment de la défendre, M. Donald Trump a violé la constitution américaine en appelant ses soutiens les plus extrémistes à la rébellion pour contrer l’investiture de Joe Biden et inverser le résultat des élections de 2020.
Il serait donc inéligible.
L’enjeu est de taille.
Il l’était aussi lorsque le 1er janvier 2024, la Cour suprême d’Israël s’est opposée au gouvernement en place et à ses ministres d’extrême droite, en jugeant qu’une loi votée par sa majorité pour réduire le pouvoir judiciaire était contraire à la constitution.
Dans le même temps, en Allemagne, certains s’interrogent sur la possibilité d’interdire l’AfD, parti d’extrême-droite, qui, selon un rapport des services de renseignement, « constitue une menace pour l’ordre démocratique et constitutionnel » du fait notamment d’un projet d’expulsion à grande échelle des Allemands d’origine étrangère et de ceux qui aident les réfugiés, comme des citoyens qui, d’un coup, ne disposeraient plus des mêmes droits que les autres.
Voir :
En Allemagne, des responsables du parti d’extrême droite AfD envisagent l’expulsion en masse d’allemands d’origine étrangère, Thomas Wieder, Le Monde, 10 janvier 2024
Qui est vraiment… Martin Sellner, l’identitaire qui inspire les extrêmes droites européennes, Jean-Baptiste Chastand, Le monde, 18 janvier 2024
Ce projet rappelle de triste mémoire le statut français des juifs commençant par les priver d’exercer leur profession et de jouir de leurs biens pour les faire fuir.
Après 1940, des fonctionnaires appartenant aux grands corps de l’État furent mis d’office à la retraite, y compris au sein de la magistrature avant que des commerces et des biens identifiés comme juifs soient mis en vente par l’État au profit d’acquéreurs qui devaient justifier de leur qualité d’aryens.
Ces lois aujourd’hui qualifiées de « monstres juridiques » ou de « non-droit », manifestement contraires aux principes les plus élémentaires de la République, auraient dû être déclarées invalides mais il n’en fut rien car le Conseil d’État, juge des conflits entre les citoyens et l’État, refusait de contrôler la conformité des lois à la constitution (Philippe Fabre, « Le Conseil d’État et Vichy, Le contentieux de l’antisémitisme »).
Ce fut l’époque de « l’impuissance des juges en Europe à conjurer les atteintes aux droits fondamentaux pendant l’entre-deux guerres et sous l’occupation nazie alors pourtant que les régimes en cause jetaient à bas l’édifice de la garantie des droits patiemment construit pendant plus d’un siècle » ( Jean-Marc Sauvé, Vice-Président du Conseil d’Etat, « La justice dans la séparation des pouvoirs »).
Après-guerre, on a voulu dresser des obstacles au retour de régimes autoritaires.
« Les peuples et les responsables des pays européens désireux de restaurer ou d’établir des démocraties libérales ont pris conscience de la nécessité de prévoir des garanties et des procédures pour se prémunir des risques de déviation autoritaire du pouvoir. L’une de ces garanties porte sur le contrôle de la loi : elle conduit à l’instauration de systèmes de justice constitutionnelle » (« Les modèles de justice constitutionnelle », édition Ellipse).
On vit ainsi apparaitre très vite une Cour constitutionnelle (1) en Italie, dès 1948 et un an plus tard en Allemagne.
En France, la situation était un peu différente car le Conseil constitutionnel, créé en 1958, n’avait pas vraiment pour but de préserver les libertés fondamentales (mais de veiller à ce que le Parlement n’empiète pas sur le pouvoir réglementaire réservé au gouvernement).
C’est pourtant ce qu’il fit en déclarant en 1971 qu’une loi voulue par le ministre de l’Intérieur très droitier de l’époque n’était pas conforme à la constitution.
Désireux de rétablir l’ordre après 1968, Raymond Marcellin voulait que les Préfets puissent interdire la création d’associations politiques d’extrême gauche mais le Conseil constitutionnel y a mis son véto en considérant que cela porterait atteinte à un principe fondamental de la République, celui de la liberté d’association.
Cela n’allait pas de soi car ce principe ne figure pas dans la constitution.
C’est le Conseil constitutionnel qui en fit un principe fondamental de la République à valeur constitutionnelle, s’octroyant ainsi à lui-même la marge de manœuvre nécessaire pour censurer la loi.
Guidée par leur souci et leur idée du bien commun, les Cours suprêmes ou constitutionnelles se donnent ainsi régulièrement les moyens, par la voie de l’interprétation et du raisonnement juridique, d’élargir leur domaine de compétence.
C’est aussi ce qui s’est passé en Israël quand la Cour suprême a prononcé son arrêt du 1er janvier 2024.
Le Gouvernement lui contestait le droit de rendre cette décision au motif que le loi concernée était une loi « fondamentale ».
Pour comprendre, il faut savoir qu’Israël n’a pas de constitution mais des lois fondamentales, destinées à intégrer la future constitution, au fur et à mesure de leur vote, sans échéance précise.
Ces lois fondamentales ne sont donc pas des lois ordinaires et s’il était acquis que la Cour suprême puisse contrôler les lois ordinaires, il n’était pas évident qu’elle puisse contrôler aussi une loi fondamentale.
C’était à elle d’en décider et par 13 voix sur 15, ses membres ont considéré que cela était possible « dans les cas rares et exceptionnels dans lesquels le Parlement outrepasse son autorité ».
Sa Présidente a justifié cette décision par le fait qu’il faille « franchir une étape supplémentaire et décider que dans les rares cas où le cœur battant de la constitution israélienne est lésé, ce Tribunal est autorisé à déclarer l’invalidation d’une loi fondamentale qui a, d’une manière ou d’une autre, outrepassé l’autorité de la Knesset ».
Ce « cœur battant » doit être défendu au gré des atteintes qui lui sont portées et des attentes de la société.
C’est parce qu’une loi menaçait la liberté d’association qu’en 1971, le Conseil constitutionnel a été amené à dire que cette liberté constituait un principe à valeur constitutionnelle.
C’est parce que la constitution américaine date de 1787 et qu’à cette époque, il n’était pas question de droit à l’avortement qu’en 1973, la Cour suprême des Etats-Unis l’a consacré comme un dérivé du droit constitutionnel à la vie privée.
C’est un grand pouvoir que ce pouvoir d’interprétation qui permet aux juges de faire évoluer le contenu des valeurs constitutionnelles d’un pays.
Ce pouvoir suscite des critiques qui, notamment, font valoir que ces cours sont composées de juges qui ne sont ni élus, ni infaillibles, ni dénués de préjugés politiques (Jean-Eric Schoetl, « la démocratie au péril des prétoires »).
Aujourd’hui, après sa décision du 25 janvier 2024 censurant une grande partie de la loi dite immigration, le Conseil constitutionnel est sous le feu des critiques.
C’est le « gouvernement des juges » dénoncé une partie de la classe politique qui conteste le rôle du Conseil constitutionnel.
A l’inverse, dans la même semaine, le Président du Sénat a mis en avant le rôle du Conseil constitutionnel en justifiant son refus d’inscrire le droit à l’avortement dans la constitution par le fait qu’ « il y a déjà un certain nombre de décisions du Conseil constitutionnel qui garantissent l’IVG » (IVG : Interruption Volontaire de Grossesse).
Il est vrai qu’en 1975, le Conseil Constitutionnel a validé la loi Veil mais là encore, cela s’est fait par la voie de l’interprétation car la constitution n’abordait pas la question.
La loi ayant été votée grâce aux voix de la gauche, 81 députés de droite ont déposé un recours devant le Conseil constitutionnel invoquant le fait que selon la constitution, « la nation garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé ».
Selon eux, le droit de l’enfant à la santé était incompatible avec le droit à l’avortement.
Le Conseil constitutionnel a rejeté ce raisonnement en relevant que selon la constitution, l’enfant avait droit à la santé mais aussi à l’instruction et à la culture ce qui supposait qu’il soit déjà né. La constitution n'accordait donc de droit qu'à l'enfant déjà né ce que confirme la déclaration des droits de l'homme selon laquelle les hommes naissent libres et égaux signifiant que "c'est au moment de sa naissance que l'être humain devient objet de droit" (Séance du Constitutionnel du 14 janvier 1975).
L’analyse est pertinente mais elle n’est pas incontestable et l’on peut toujours craindre un retournement d’interprétation comme aux Etats-Unis où la Cour suprême s’est dédit en jugeant en 2022 qu’en fait, rien ne garantirait le droit à l’avortement dans la constitution.(« Les cours constitutionnelles font-elles de la politique ? »).
Au fond, on ne pourra jamais empêcher les débats et les craintes autour du pouvoir d’interprétation et du pouvoir tout court des cours constitutionnelles mais est-ce une raison suffisante, au regard de notre histoire et de notre actualité européenne, pour laisser une majorité d’élus faire ce qu’elle veut ?
A cette question voilà quelle est la réponse d’un ancien conseiller d’État, aujourd’hui membre de l’Académie française : « Un peuple, traversant l’histoire, ne peut être réduit à sa seule forme actuelle. Celui d’aujourd’hui, n’a pas, ne saurait avoir, le pouvoir d’anéantir les principes que celui d’hier et d’avant-hier a voulu faire advenir, et au prix de quels sacrifices. Je continue de savoir gré à nos juges, où qu’ils servent de vouloir maintenir contre les vents et marées de l’opinion, ce patrimoine immatériel dont nous avons tout lieu d’être fier » (François Sureau, Discours du 8 janvier 2024 devant l’académie des sciences morales et politiques, le Monde du 9 janvier 2024).
Les Cours constitutionnelles, c'est quoi ?
Comme les cours suprêmes, les Cours
constitutionnelles européennes sont
chargées de contrôler la conformité
des lois à la Constitution mais leur nom
est différent car les Cours suprêmes ont
d’autres fonctions. En France, on
parle de Conseil constitutionnel.