Réforme des retraites : a-t-on compris la décision du Conseil constitutionnel ?

# Comprendre la justice - 6

3/28/20236 min read

Comment se faire un avis sur la décision du Conseil constitutionnel validant la loi de réforme des retraites alors que les juristes s'opposent sur le point de savoir si elle est ou non conforme au droit ?

L’audace, moteur du droit

Certains spécialistes de droit constitutionnel reprochent au Conseil constitutionnel de n’avoir jugé qu’en droit, appliquant sèchement la constitution sans en respecter l'esprit et partant, d’avoir manqué d’audace.

Or, si les juristes sont familiers de l’idée qu’il faut parfois de l’audace pour faire avancer le droit, cela peut surprendre un citoyen ordinaire s’imaginant, ce qui peut parfaitement se comprendre, qu’il n’y a qu’une seule façon d’appliquer le droit.

Cette critique vient du fait que, selon que l’on adopte une interprétation audacieuse ou prudente de la constitution, on peut effectivement parvenir à des conclusions différentes.

Un exemple de lecture audacieuse de la constitution

En 1971, le Conseil constitutionnel a déclaré une loi non conforme à la constitution parce qu’elle portait atteinte à la liberté d’association établie par la loi du 1er juillet 1901.

Dans les faits, cette loi voulue par le gouvernement avait en effet pour but de brider la création d’associations à coloration politique mais il y avait un problème car la liberté d’association ne figure pas en tant que telle dans la constitution que le Conseil constitutionnel est chargé de défendre.

Pour censurer la loi,  il lui fallait trouver dans les textes le moyen de dire que la constitution protège la liberté d’association bien qu’elle ne la mentionne pas…

Le Conseil constitutionnel l'a trouvé en jugeant qu’il devait contrôler la conformité de la loi non seulement à la constitution de 1958 mais aussi à la déclaration des droits de l’homme de 1789 et au préambule de la constitution de 1946 qui, lui-même, proclamait l’attachement du peuple français aux principes fondamentaux de la République dont, selon le Conseil, la liberté d’association faisait partie.

Le raisonnement était d'autant moins évident que le préambule de la constitution de 1946 ne donne aucune liste des principes fondamentaux dont il fait mention, pas même un exemple.

C’est donc le Conseil constitutionnel qui, par une lecture audacieuse de la constitution, s’est octroyé le droit d’identifier ces principes en commençant par la liberté d’association (cf chronique: les cours suprêmes font-elles de la politique ?).

L’espoir d’un raisonnement audacieux en 2023

En 2023, certains juristes  espéraient que le Conseil constitutionnel adopte à nouveau un raisonnement audacieux en décidant cette fois que le fait, pour le gouvernement, de cumuler les procédures lui permettant d’encadrer et limiter les droits du Parlement aurait été constitutif d’un "abus de droit" (limitation du temps des débats, limitation du droit d’amendement, recours à l’article 49-3 de la constitution qui oblige l'opposition à renverser le gouvernement pour empêcher l'adoption de la loi).

Sanctionnant cet "abus de droit", le Conseil constitutionnel aurait déclaré la loi non-conforme à la constitution.

L’ « abus de droit »

Difficile de se faire un avis sans en savoir un peu plus sur cet "abus de droit" qui est une notion juridique .

En droit romain, les juristes considéraient que titulaire d’un droit peut l’exercer, quelles que soient les circonstances : il avait ce droit et pouvait en user jusqu’au bout, au gré de ses intérêts (« Neminem laedit qui suo jure utitur » : ne lèse personne qui use de son droit).

Au XIXème siècle, les positions ont évolué et l’abus de droit a été sanctionné en cas d’intention de nuire: par exemple, se servir de son droit de propriété pour couper une source dans le seul but d’en priver les autres.

Allant plus loin, une théorie a été construite au début du XXème siècle selon laquelle un droit doit être exercé dans un but légitime, conforme à sa finalité sociale et respectueux des autres droits car « tous les droits sont mitoyens et le rôle du législateur consiste à organiser leurs luttes » (« De l’abus des droits » par Louis Josserand, 1905, Gallica BNF)

Selon cette théorie, l’abus de droit est constitué lorsque le droit est exercé pour d’autres raisons que celles pour lesquelles la société l’a accordé à son titulaire.

Sans être généralisée à tous les domaines du droit, cette théorie a des applications concrètes comme en droit fiscal où l’abus de droit consiste à profiter d’une législation fiscale avantageuse non pas dans le cadre d’une activité normale (pour laquelle ce droit a été accordé) mais dans le seul but de se soustraire à l’impôt.

L’audace aurait consisté, de la part du Conseil constitutionnel, à utiliser cette théorie en la transposant au droit constitutionnel.

Deux exemples de lecture prudente de la constitution

L'exemple de la loi de réforme des retraites

A l’opposé de cette interprétation audacieuse, le Conseil constitutionnel a adopté, pour valider la loi de réforme des retraites, une lecture prudente et littérale du texte.

Les recours déposés par l'opposition critiquant le fait que le gouvernement ait cumulé les procédures mises à sa disposition par la constitution, le Conseil constitutionel a estimé que certes, ce cumul est inhabituel mais qu'il n'est pas  contraire à la constitution qui ne l’interdit pas.

L'exemple de la loi Veil

Un autre exemple de lecture prudente et littérale de la constitution peut parler à tous: c'est celui de l'examen de la loi Veil légalisant l’interruption volontaire de grossesse.

Saisi par un recours exposant que cette loi était contraire au préambule de la constitution de 1946 garantissant à l’enfant, le droit à la santé, le Conseil constitutionnel, devait déterminer si, dans la constitution, le mot « enfant » désigne seulement les enfants nés ou s’il désigne aussi les enfants à naitre.

Pour le déterminer, il s'est appuyé sur le fait:

- qu'en proclamant que « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit »la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 n’envisage d’accorder des droits à l’être humain qu’après sa naissance

- qu’il en va de même pour la constitution de 1946 dont le préambule expose que « Les enfants ont droit à l’instruction et à la culture  » ce qui ne peut s'appliquer qu'à un enfant déjà né 

Il en conclut que la constitution n’envisage pas de donner des droits à l’enfant avant sa naissance et que la loi est conforme à la constitution (Compte-rendu des débats des 14 et 15 janvier 1975, avis de M. François Goguel, rapporteur).

Il faut souligner qu’en 2023, comme en 1975, le Conseil constitutionnel a rendu sa décision dans un climat passionné, opposant deux camps irréconciliables.

Ce n’est peut-être pas un hasard si, dans les deux cas, il s’en est tenu à une interprétation prudente de la constitution.

Bilan des critiques adressées au Conseil constitutionnel

Les juristes qui ont désapprouvé et critiqué la décision rendue le 14 avril 2023 ont parfois eu des mots durs envers le Conseil constitutionnel : «cécité d’un regard excessivement abstrait », « excès de juridisme », , « volonté, derrière la neutralité du raisonnement juridique de ne pas nuire au pouvoir exécutif », « jurisprudence insipide », « décision qui s’impose mais mal fondée en droit »

D’autres ont, à l’inverse, fait valoir qu’il ne fallait pas attendre que le Conseil constitutionnel ajoute des conditions non écrites à des textes clairs et que « le cumul de procédures conformes à la constitution ne peut déboucher sur une procédure contraire à la constitution ».

Beaucoup ont aussi rappelé que critiquer le Conseil constitutionnel ne doit pas conduire à remettre en cause une institution dont l’existence est fondamentale dans une démocratie pour garantir les droits et libertés des citoyens quelle que soit la majorité en place.

Réfléchissant au rôle de la critique envers la justice, un professeur de droit mettait aussi en garde sur le fait que « la fonction critique appliquée au droit appelle une déontologie. Ainsi, en critiquant, ne pas mépriser, car, du moins quant aux institutions, sous tout ce qui est du droit, la présomption simple est qu’il y a un effort de la société pour vivre » (Jean Carbonnier, Sociologie juridique, 1978).

Les attaques dont font l’objet, dans différents pays, les cours chargées de faire respecter la constitution, sont d'ailleurs la meilleure preuve de l’importance de leur mission.

Pour finir, précisons que le 21 avril 2023, le Conseil constitutionnel a rejeté la demande formée par le Ministre de la Justice d’annuler la perquisition réalisée dans son ministère au motif qu’elle aurait porté atteinte au principe constitutionnel de séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire.

Cela apporte la contradiction à ceux qui, après sa décision du 14 avril 2023, ont reproché au Conseil constitutionnel de ne pas être un « contre-pouvoir mais tout contre le pouvoir ».